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Chapitre premier - La jeunesse
Guerrier >   


"Demain, puis demain, puis demain, s'avance à petits pas de jour en jour, jusqu'à la dernière syllabe du temps connu. Et tous nos hiers ont éclairé pour des fous le chemin de la mort poussiéreuse."
 
Mac Beth, Acte V Scène 5
Shakespeare

 
orsque Innoruuk eut créé le premier couple royal Teir'Dal, il s'avisa qu'il leur manquait un peuple à gouverner. Puisant à pleines mains dans le saphir noir des Monts Nerkalin, où trône maintenant la Cité de Neriak, il façonna trente elfes noirs, quinze hommes et quinze femmes. Leur insufflant sa divine flamme, il leur donna la vie et les anoblit, fondant ainsi les quinze familles princières du peuple Teir'Dal. C'est de l'un de ces couples de légende que ma famille, la lignée princière Od Macilmornie, est issue. Selon les mythes, la fondation de notre famille eut lieu sept millénaires, jour pour jour, avant ma naissance.
 
C'est sans nul doute assez inhabituel, mais mon premier souvenir d'enfance clair remonte au jour même de ma naissance. Mon Père s'est avancé dans la cour de notre palais et, me tenant dans ses mains, m'a levé au ciel en s'écriant :
 
"Innoruuk soit loué ! Un petit prince !"
 
Mon Père était riche, c'était l'un des authentiques nobles bourgeois de notre temps, et son capital était investi dans de nombreuses entreprises. Elfe de disposition calme et réfléchie, il avait été soldat plus souvent qu'à son tour, et avait occupé quelques temps le poste envié de Conseiller Royal. Après l'épisode sanglant de ce qui fut appelé les Guerres d'Alcôves, durant lesquelles le Roi et la Reine s'étaient affrontés par factions interposées, mon Père était devenu un fervent partisan de la Reine, et jouissait de ses faveurs.
 
Naître à cette époque, c'était bénéficier d'une ère de prospérité et de créativité. Rétrospectivement, je réalise à quel point il était extraordinaire de disposer à la fois de la tradition et d'immenses sommes d'argent. Les valeurs anciennes alliées à un pouvoir nouveau nous donnaient une puissance sans précédent.
 
Notre vie de famille était conservatrice, stricte, sans doute un peu terne. Pourtant aucun luxe ne nous était refusé. Avec les années, mon père devenait de plus en plus paisible et conservateur. Il prenait un immense plaisir à voir ses petits-enfants, nés alors qu'il était encore vigoureux et actif.
 
Bien qu'il eut surtout fait campagne dans le sud et l'ouest, près de Port-Franc et de Qeynos, il avait été quelque temps en garnison en Forêt du Bas-Faydark, et avait servi d'officier commandeur dans notre avant-poste de Kunark, avant d'être envoyé en tant qu'Ambassadeur ponctuel auprès des Dragons de Velious. Il avait servi si souvent et si bien qu'il fut autorisé à prendre sa retraite alors que je n'étais encore qu'un enfant. Cela entraînait un renoncement prématuré au tourbillon de la vie mondaine, dont le centre était le palais royal, mais à l'époque j'étais trop jeune pour m'en rendre compte.
 
Mes cinq sœurs m'avaient précédé. A ma venue au monde, il n'y eut donc pas de"deuil"rituel, comme cela est souvent le cas à la naissance d'un mâle dans notre société Teir'Dal où, même si elles ne dirigent pas politiquement, les femmes ont une place prépondérante, ne serait-ce qu'en tant que Hautes Prêtresses d'Innoruuk.
 
Cinq fois déjà mon Père s'était rendu dans la grande cour intérieure de notre palais, entourée de ses colonnes d'onyx et d'adamantite ouvragées. A cinq reprises, il s'y était tenu devant la famille assemblée, tenant dans ses bras une petite fille. Après l'avoir examinée attentivement, il la déclarait sans défaut et digne d'être considérée comme sa fille. Telle était sa prérogative, et il avait pouvoir de vie ou de mort sur ses enfants.
 
Si, pour une raison ou une autre, Père n'avait pas voulu d'un de ses enfants, il l'aurait"exposé"et laissé mourir de faim. La loi interdisait de s'emparer d'un tel enfant pour en faire un esclave.
 
Je n'avais que deux ans lorsque ma Mère est morte. Je me souviens seulement de sa grande douceur. Elle avait perdu autant d'enfants qu'elle en avait mis au monde. Je n'ai jamais porté le deuil de ma Mère. J'étais trop jeune pour cela, tout simplement, et si j'ai pleuré en voyant qu'elle ne revenait pas je ne m'en souviens pas.
 
Je pouvais aller et venir librement, dans la vaste et ancienne demeure seigneuriale du Lac Intérieur, succession de grandes pièces rectangulaires dallées d'obsidienne, aux murs ornés de fresques enchantées en mithril, qui se mouvaient et rejouaient sans cesse quelques grandes scènes de notre histoire.
 
La bibliothèque de mon Père, trônant au centre de notre demeure, n'avait pas été construite pour impressionner ses amis. Les membres de la famille y passaient de longues heures et Père lui-même venait s'y installer pour écrire ses nombreuses missives.
 
J'avais à peine huit ans lorsque l'on m'emmena pour la première fois à l'Arène, en compagnie de toute ma famille, ce qui me permit d'avoir le douteux plaisir de voir des créatures exotiques, telles que des Velium Hounds et des Snow Bunnies courir en tous sens avec affolement avant de finir abattus par une volée de flèches, cet aimable spectacle étant suivi par un petit groupe de gladiateurs qui s'employait à tailler méthodiquement en pièces d'autres gladiateurs. Pour clore le tout, il y avait l'habituel cortège de criminels et d'espions donnés en pâture aux Loups d'Ombre affamés.
 
J'entends ces Loups comme si cela se passait en ce moment même. Rien ne me sépare du moment où j'étais assis sur ce banc d'obsidienne, sans doute aux places d'honneur, au deuxième ou troisième rang, regardant ces bêtes dévorer des êtres vivants. Avec, comme j'étais censé le faire, un plaisir destiné à démontrer une fermeté de cœur, une absence de crainte face à la mort, alors que ce spectacle était tout simplement monstrueux.
 
Le public hurlait de rire tandis que des hommes et des femmes s'efforçaient en vain d'échapper aux bêtes féroces. Certains se refusaient à donner cette satisfaction à la foule, ils se contentaient de rester immobiles face aux Loups affamés qui chargeaient. Presque toujours, ceux qui étaient dévorés vivants restaient allongés dans une sorte de stupeur, comme si leur âme avait déjà pris son envol, bien que le Loup n'eut pas encore lacéré leur cou.
 
Je me souviens de l'odeur. Mais surtout je me souviens de l'immense rumeur de la foule. J'avais passé le test, j'avais prouvé que j'avais du"caractère". J'étais capable de tout regarder. Je n'avais pas détourné les yeux lorsque le meilleur gladiateur avait lui aussi connu sa fin, allongé sur le sable, couvert de sang, une hache profondément enfichée dans sa poitrine.
 
Ce dont je me souviens par-dessus tout, c'est de mon Père, déclarant à voix basse que tout cela était répugnant. De fait, tous les gens que je connaissais trouvaient cela dégoûtant. Comme bien d'autres, mon Père pensait toutefois que l'elfe du commun avait besoin de tout ce sang. Pour l'édification du peuple, nous, les gens bien nés, devions présider à ces spectacles horribles et pervers, qui avaient en réalité un caractère presque"religieux". L'on estimait que ces spectacles consternant exerçaient une fonction sociale, et qu'il était du devoir de l'élite de les organiser.
 
J'ai somme tout eu une enfance heureuse, plus qu'heureuse, et une éducation très soignée et très complète.
 
Le jour de mes dix ans, je fus envoyé comme l'exigeait la coutume de ma famille à l'Académie de la Confrérie Indigo, afin d'y apprendre le maniement des armes privilégiées de mon peuple et de me préparer à mes futures années de service.
 
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