< Guerrier Utanlain Morelsinya
Chapitre troisième - La formation
  


" Et tout ceci éveille-t-il une peur religieuse panique en votre cœur ? Ou la grande peur de la mort vous quitte-t-elle, vous laissant rassuré ? Quelle vanité, quelle aberration ! Si les peurs des hommes, leurs angoisses, les horreurs rampantes, se meuvent, indifférentes à tous fracas d'armes, sans résistance, dans le sein même des seigneurs et monarque, ne courbent l'échine ni face à l'or ni face au manteau de la noblesse, alors pourquoi hésiter et douter que seule la raison a le pouvoir absolu ?"
 
De Rerum Natura
Lucrèce

 
our comprendre réellement ce que signifie suivre la Voie du Chevalier, il est primordial de comprendre exactement ce qui se passa entre Uenaelar et moi au moment où il pensait me terrasser. Pour cela, il faut comprendre ce qu'est un Chevalier des Ombres.
 
Mieux vaut dès à présent vous débarrasser de vos préjugés ineptes. Une Chevalier ne tient pas ses pouvoirs de son Dieu tutélaire, comme le fait un Paladin, ce qui soit dit en passant nous offre une liberté d'action souvent insoupçonnée par nos adversaires, toujours prompts à nous considérer comme de vils traîtres tout juste bons à massacrer. Non, un Chevalier ne tire pas non plus sa puissance de la force de sa foi.
 
Le pouvoir d'un Chevalier des Ombres provient des Outre-Mondes, les mondes du dehors, que l'on nomme en Commun l'Au-Delà. C'est dans ces mêmes mondes du dehors que les Nécromants puisent la matière primordiale de leurs sortilèges. Cette révélation ne manquera certainement pas d'intriguer tout lecteur versé dans les savoirs occultes, et de le placer face à un problème difficilement soluble. Comment les Chevaliers peuvent-ils ouvrir les voies leur permettant de puiser dans ces mondes du dehors alors que, n'étant pas de purs ensorceleurs, la capacité de manipuler l'étoffe primordiale de la magie leur fait défaut ? Ce paradoxe est résolu par ce qui constitue le secret le mieux gardé de tout Ordre de Chevalerie des Ombres.
 
A Neriak, la Loge des Morts est composée de deux Académies, celle des Nécromants et celle des Chevaliers. L'Académie des Chevaliers se divise elle-même en deux Ordres. Cette distinction entre deux Ordres se retrouve dans toutes les Académies de Chevalerie, que ce soit à Neriak, Paineel, Oggok, Grobb, Cabilis ou même Ak'Anon. La Loge des Morts appelle ces Ordres les Elus d'Innoruuk d'une part, et les Consacrés d'Innoruuk de l'autre.
 
Chaque fois qu'un de ces Ordres admet une nouvelle recrue, l'autre le fait également. Ces deux nouveaux Chevaliers sont unis par un lien mystique indissoluble, même par delà la mort. Les Consacrés d'Innoruuk sont des guerriers Teir'Dal morts au champ d'honneur et ramenés à une sorte particulière de vie par Innoruuk lui-même. Pour réanimer les Consacrés, Innoruuk puise dans la force vitale de celui qui sera leur équivalent dans l'Ordre des Elus d'Innoruuk. Le Consacré se distingue par ses yeux uniformément rouges et son cœur teinté de noir, semblant luire à travers sa poitrine. Pour réanimer Uenaelar, Innoruuk m'avait soutiré une partie de mes forces vives.
 
L'Elu reste ancré dans le monde physique, tandis que le Consacré demeure intimement lié aux mondes du dehors. Le lien établi initialement entre les deux Chevaliers permet à l'Elu de puiser à loisir dans les Outre-Mondes son essence mystique, tout en permettant au Consacré de subsister dans notre monde. Nous nommons l'Elu et le Consacré ainsi liés des Frères Chevaliers, et les voir combattre côte à côte est une merveille telle qu'on en voit rarement, leur entente s'étendant au-delà de toute expression : leurs âmes chantent à l'unisson pour leur plus grande gloire.
 
C'est ainsi que mon Frère Chevalier et moi-même fûmes instruits, jour après jour, à la Loge des Morts. Notre maître Nécromant fut l'Hérétique Vador, assisté par son aide Moontze. Je me souviendrai toujours de leurs longues tirades sur la peur et la mort.
 
Ainsi parlait Vador :
 
"Les ignorants nous craignent, et ils vous craindront, car ils ont peur de la Mort. Or nous sommes symboliquement liés à la Mort dans leurs esprits étroits, au concept même de Mort. De par l'enseignement que vous recevez ici, vous ne craignez pas la Mort, car vous la connaissez intimement. Vous savez qu'elle n'est pas une barrière infranchissable, ni un mur entre quelque chose qui serait bon et quelque chose qui serait mauvais. L Mort n'est qu'un seuil, un passage vers un autre état d'existence. La Vie n'est pas supérieure à la Mort, ni la Mort meilleure que la Vie, car toutes deux ont leurs luttes, leurs plaisirs et leurs terreurs. De fait, la Mortalité, en tant que principe s'opposant à l'Immortalité, fait autant partie de nous que notre cœur ou nos mains, de sorte que craindre la Mort reviendrait à vous craindre vous-mêmes !
 
Si vous, Chevaliers, êtes considérés de par vos actes comme cruels et hautains, c'est que vous avez accepté l'inéluctabilité de la Mort, et avec l'acceptance toute peur s'évanouit. La peur n'est de fait pas une émotion digne d'un Chevalier, préférez-lui le calme et la sérénité résultant de ce que chaque jour vous envisagez le pire et acceptez son éventualité.
 
Trouver la peur chez votre adversaire, la susciter, l'entretenir : tel est votre pouvoir. Si je trouve ne serait-ce qu'une infime parcelle, une once de peur ou de doute en vous, je m'en emparerai et m'en servirai comme d'une laisse pour vous mener où bon me semble. A vous de faire de même avec vos ennemis."
 
Cette sérénité et ce détachement préparent l'âme à l'enseignement des mystères définissant plus profondément notre nature de Chevaliers. Nous passâmes beaucoup plus de temps en études philosophiques qu'en cours pratiques durant ces premières années de notre formation, puisque notre seconde et troisième années furent dédiées toutes entières à la présentation par maître Vador des bases de la Quête sans Fin.
 
"Notre magie ne concerne pas tant la Mort et la Non-Vie que l'Esprit, l'Âme. Tous les pouvoirs d'un Chevalier proviennent d'une compréhension de l'Âme. La métaphysique de l'Âme est notre champ d'expertise.
 
Mais qu'est-ce exactement que l'Âme me direz-vous ? Ceci est la question à laquelle les Nécromants dédient leur vie, la Quête sans Fin. L'Esprit ne se laisse pas cerner aisément, et échappe à toute définition ou explication précise. En considérant cette Quête et en en tirant les enseignements primordiaux dégagés par les Nécromants, vous apprendrez que toute certitude n'est qu'illusion puisque le cœur véritable de tout être, son Âme, résiste à notre entendement. Connaître les réponses est dès lors beaucoup moins important que de poser les bonnes questions et tenter d'y trouver une solution.
 
Ceci ne veut cependant pas dire que nous ignorons tout de l'Âme. Des générations et des générations de Nécromants ont examiné sa nature, et bien que l'écrasante majorité de leurs conclusions soient trop subtils pour des profanes, et même pour vous, en voici quelques traits marquants. L'Âme est l'essence primordiale d'un être. Elle est liée au Corps et procure l'élan nécessaire à la vie. Sans Âme, les pensées et les émotions cessent et le Corps finit par dépérir. Quand le Corps meure, une séparation s'opère et l'Âme prend son envol.
 
Votre pouvoir est de manipuler consciemment le tissu de l'Âme, d'en arranger les plis pour obtenir l'effet désiré. Si les gens trouvent votre regard pénétrant et dérangeant, c'est que vous savez de quoi ils sont faits. Vous voyez les matériaux bruts s'entremêler en eux, irrigués par juste suffisamment de magie pour leur donner la vie. Et là, resplendissant tel une étoile pourpre dans son écrin de chair, vous voyez le Saint des Saints, le lieu où le spirituel se fond dans le corporel, le point où le Corps et l'Âme se nouent pour former la Conscience.
 
Notre magie et votre magie affectent ce point qu'ont en commun toutes les Âmes, et c'est la science de l'Âme qui nous permet de le manipuler, chez les vivants comme chez les morts."
 
Trois années s'étaient écoulées depuis notre entrée à la Loge des Morts, et c'est armé de toutes les connaissances mystiques nécessaires à mon accession au statut de Chevalier que j'entrais en apprentissage avec le Seigneur du Sépulcre Thernaell.
 
Sous sa direction j'appris à différencier le comportement du Guerrier de celui du Chevalier. Le peuple Teir'Dal a beau être pétri d'honneur, il se sent très largement supérieur à tous les autres, ce qui implique que bien souvent le Guerrier Teir'Dal ne se sent pas plus tenu d'être honorable envers son adversaire qu'il ne le serait envers un animal. Ce qui différencie le comportement du Guerrier de celui du Chevalier est le Code de Namal, reposant sur trois piliers : la Prouesse, la Loyauté et l'Honneur. Pendant trois longues années ce code devait m'être inculqué, devenir l'aune à laquelle je prendrais la mesure de toutes choses, la pierre avec laquelle je paverais le sentier de mon existence, la lumière que je suivrais en temps de doute.
 
Enfin, après toutes ces années, je fus amené par Thernaell au cœur de la Forêt de Nektulos afin d'y recevoir ma cérémonie d'investiture : l'Ensanglantement. Arrivés dans une clairière, nous méditâmes pendant plusieurs heures. La nuit autour de nous était d'un grand calme, sans un son d'oiseau ou de bête venant troubler la paix de cet instant. Le ciel au-dessus de nous n'était éclairé que par les milliers d'étoiles du firmament.
 
Thernaell me fit ensuite tenir debout au centre d'un cercle d'ossements qu'il avait préparé pour cette occasion et commença à marcher très lentement autour tout en m'interrogeant sur mon entraînement et mes connaissances. Si je répondais mal ou hésitais, il me coupait avec son épée. Je savais que cet exercice avait pour but de tester ma rage, et je résistais de tout mon cœur et de toute mon âme. Il m'interrogea en Commun, puis en Teir'Dal et enfin en Teir'Dal ancien, et je répondais de la même manière. Par-dessus tout, j'étais pleinement conscient que je devais retenir ma rage et ma peur, et ne pas les laisser me contrôler, car cela signifierait sans aucun doute un échec cuisant et définitif.
 
Je saignais de dix coupures profondes, et l'odeur de mon sang encensait l'air alentour. Thernaell me demanda de réciter le Code de Namal, ce que je fis sans erreur ou hésitation. Lorsque j'eu finis il hocha la tête, visiblement satisfait, et me demanda de patienter ici.
 
Il revint quelques temps après, accompagné par mon Père et mes cinq sœurs et les fit s'installer autour du cercle puis il me demanda :
 
"Qui es-tu, toi qui prétend te conformer à ce Code et le défendre aussi chèrement que ton propre sang ? Qui es-tu, toi qui prétend à l'honneur de servir le Prince Sombre en tant que membre de la lignée de Namal ?"
 
Il ne me demandait pas mon nom de naissance, mais celui par lequel je serais connu jusqu'à la fin des temps, celui par lequel Innoruuk me relèverait d'entre les morts le jour de l'Affrontement Final. Bien que j'ai longuement réfléchi à la question durant mes années de formation, je ne pus me rappeler du nom que je m'étais choisi. Et soudainement, venant d'un point très lointain, j'entendis une voix que j'identifiais immédiatement comme celle de ma Mère, bien que je n'en ai aucun souvenir. Cette voix me murmura :
 
"Appelons-le Utanlain Morelsinya, le Nouvel Astre de Ténèbres."
 
Je déclamais ce nom devant ma famille et mon maître assemblés. Thernaell traça un symbole dans l'air puis me dit :
 
"Soit donc mon frère d'arme, Utanlain Morelsinya. Nous nous tiendrons, dos à dos, contre tous ceux qui nous seront ennemis, et nous combattrons côte à côte le jour de l'Affrontement Final."
 
Je fis le même serment, puis mes blessures vinrent à bout de ma résistance et les ténèbres m'engloutirent.